L'histoire du portait


Le Moyen Age et l’éclipse du portrait Comme tous les monothéismes, le Christianisme entretient des relations ambiguës avec l’image. Rappelant la recommandation biblique « Tu ne feras pas d’images taillées », les Pères de l’Eglise s’en méfient ou les condamnent par crainte de l’idolâtrie. La législation des empereurs chrétiens de la fin du IVe siècle, Théodose et ses fils Honorius et Arcadius, aboutit à la destruction de beaucoup de statues4 . Cependant, le dogme de l’Incarnation est au centre du Christianisme, « Le Verbe s’est fait chair »5 . L’art paléochrétien représente le Christ parmi ses apôtres, sculpté sur les cuves des sarcophages (musée Saint-Raymond) ou le « Bon Pasteur », peint sur les murs des catacombes. 4 La plupart des portraits antiques conservés sont des sculptures ou des monnaies, médailles, camées. Des portraits peints ont existé, mais la peinture antique a en grande partie disparu. 5 Evangile selon saint Jean. Secondaire Page 4 sur 17 © Ville de Toulouse, musée des Augustins, document réalisé par le service éducatif, (Céline Roques, 2005). Bientôt des légendes se forment autour du portrait du Christ « non fait de main d’homme » (acheiropoietos). La première est celle du Mandylion d’Edesse. Le roi Abgar d’Osroène6 , contemporain du Christ, aurait souhaité qu’il vienne à Edesse, soit pour le protéger de ses persécuteurs, soit pour le guérir (les versions diffèrent). Le Christ ayant refusé, Abgar envoya auprès de lui le peintre Hannan avec mission de faire le portrait du Messie ; mais Hannan, ébloui par le visage divin, n’y parvint pas. Le Christ appliqua un linge sur son visage et ses traits s’imprimèrent sur le tissu. Le Mandylion (de mindil, mouchoir) fit office de palladium à Edesse qu’il protégea contre l’assaut des Perses au VIe siècle, puis à Constantinople. Mais les Croisés s’en emparèrent en 1204 et l’amenèrent en Occident. (Il serait conservé à l’Eglise San Silvestro in Capite de Rome). Le deuxième de ces portraits « acheiropoiètes » est le voile de Véronique7 . Selon l’évangile apocryphe de Nicodème (sans doute écrit au Ve siècle, mais avec des interpolations plus récentes), au cours de la montée du Christ au calvaire, une femme compatissante aurait essuyé la sueur de son visage avec son voile ; l’empreinte de la Sainte Face resta sur le tissu. Mais ce n’était pas le portrait du Christ triomphant comme sur le Mandylion, c’était le Christ de douleurs, couronné d’épines. « Le voile de Véronique » fut conservé à Saint-Pierre de Rome dès le VIIIe siècle. A la fin du Moyen Age, sous l’influence des Franciscains, on porta un intérêt croissant à l’humanité du Christ et à sa Passion ; les images de Véronique et de la Sainte Face se multiplièrent. A ces empreintes miraculeuses préfigurant la photographie, on peut rattacher un autre mythe chrétien du portrait : celui de l’évangéliste saint Luc peignant la Vierge à l’Enfant.8 L’empire byzantin fut agité pendant plus d’un siècle par des crises iconoclastes (730–843). Mais le deuxième concile de Nicée, en 787, rétablit l’usage des images religieuses. Il proclama la légitimité de la vénération des images du Christ, de la Vierge et des saints ; quant à l’homme, s’il est bien fait à l’image et ressemblance de Dieu (« similitudo Dei »), c’est une image très 6 Abgar V Ucomo (Le Noir), 13-57 ap. J-C. L’Osroène, région du Nord-Ouest de la Mésopotamie (Syrie actuelle) avait pour capitale Edesse. 7 Le nom de Véronique, mi- grec mi-latin, « vera icona » (la véritable image), atteste le caractère légendaire de cette sainte, patronne des photographes. 8 Saint Luc, patron des peintres, donna son nom à des guildes et des Académies. Pierre funéraire de Philippe Pitei : La Sainte Face (détail), 2nde moitié du XIVe siècle, pierre, Toulouse, musée des Augustins. Photo : © STC – Mairie de Toulouse. Secondaire Page 5 sur 17 © Ville de Toulouse, musée des Augustins, document réalisé par le service éducatif, (Céline Roques, 2005). imparfaite à cause du pêché, on ne porte pas d’intérêt à l’individu dans sa singularité, on ne fait pas son portrait. Quand les puissants, papes, évêques, rois et princes, font reproduire leur apparence sur les monnaies, les sceaux ou les manuscrits enluminés, ce sont des archétypes ; l’aspect personnel s’efface au profit du cadre institutionnel ; on n’identifie le personnage que grâce aux insignes de sa fonction (mitre, crosse, couronne…) aux inscriptions qui l’accompagnent et, à partir du XIIe siècle, au blason (mais celui-ci est commun à tout un lignage). Le retour du portrait aux derniers siècles du Moyen Age Une justification religieuse avait provoqué le refoulement du portrait ; une autre a permis sa réintroduction progressive dans un contexte sacré : le don à Dieu ou à ses saints. Le donateur, le grand personnage qui fait construire ou embellir une église, se fait parfois représenter agenouillé, offrant au Christ, à la Vierge ou à un saint patron le modèle réduit du sanctuaire. Cette pratique existait déjà au Haut Moyen Age, mais l’image du donateur était stéréotypée ; elle devint de plus en plus personnalisée aux XIVe et XVe siècles. Au musée des Augustins, des œuvres de la première moitié du XIVe siècle peuvent être considérées sinon comme de véritables portraits, au moins comme des « protoportraits ». Un tableau à double face, Le Christ en croix avec l’orant du cardinal Guilhem Peire Godin (entre 1324 et 1334), représenterait ce prélat de la cour pontificale d’Avignon, bienfaiteur de l’église des Jacobins de Toulouse, humblement agenouillé au pied du crucifix. « Le portrait du cardinal est extrêmement réaliste. Il est représenté comme un bossu et l’on sait par les témoignages de l’époque qu’il était difforme »9 . L’auteur de ce tableau est sans doute un peintre toscan, influencé par Giotto et Simone Martini. Or Giotto et Simone Martini sont considérés comme des « pionniers » du portrait. 9 Axel Hemery, La peinture italienne au musée des Augustins, catalogue raisonné – Toulouse, 2003, p. 129. Mais selon un spécialiste italien, ce tableau pourrait être plus tardif, peut-être du début du XVe siècle. Le comte Alfonse Jourdain (Amfos Jordan en occitan), Toulouse, Archives municipales. Secondaire Page 6 sur 17 © Ville de Toulouse, musée des Augustins, document réalisé par le service éducatif, (Céline Roques, 2005). Giotto (1267 ? – 1337) « ressuscita l’art de la belle peinture telle que la pratiquent les peintres modernes en introduisant le portrait sur le vif »10. Simone Martini aurait fait le portrait de Laure, l’amante de Pétrarque ; le poète y fait allusion dans deux sonnets11. Au siècle suivant, le Retable du Parlement de Toulouse12 (entre 1460 et 1470) représente le Christ en croix entouré de la Vierge et de saint Jean ; au pied de la croix sont agenouillés d’illustres donateurs qui seraient peut-être le roi Charles VII et le Dauphin, futur Louis XI, les deux fondateurs du Parlement en 1444. Le visage de Charles VII, extrêmement endommagé, n’a pu être restauré, mais celui du dauphin est bien individualisé. Les armoiries qui figurent de part et d’autre de la scène et les draperies brodées de fleurs de lys et de dauphins contribuent à identifier les deux princes ; introduits dans cette scène sacrée, ils sont représentés à plus petite échelle que le Christ, la Vierge et saint Jean. Christ en croix entre la Vierge et saint Jean, le roi Charles VII et le Dauphin, provient du Parlement de Toulouse, Toulouse, musée des Augustins. Photo : © Daniel Martin. Cette modestie, héritée de la tradition, n’était déjà plus de mise dans le célèbre tableau de Jan van Eyck (1390 ? - 1441), La Vierge du Chancelier Rolin (1436)13. Le grand peintre flamand a bien représenté le Conseiller du duc de Bourgogne agenouillé lui aussi sur un prie-Dieu face à la Vierge assise et couronnée par les anges ; mais l’échelle utilisée est la même pour Marie, l’enfant Jésus et le donateur. La sculpture funéraire, à partir du XIVe siècle, et peut-être dès la fin du XIIIe siècle selon certains chercheurs, permet aussi de réintroduire le portrait individuel dans les sanctuaires. L’art gothique a inventé le gisant, statue couchée du défunt, pape, roi, prince ou évêque. Au XIIIe siècle, ces grands personnages ne sont identifiés que par leurs costumes, leurs armoiries, une inscription ; les visages sont très idéalisés : les yeux ouverts, ils sont entrés dans la gloire 10 Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (publié en 1550 et 1568). Edition André Chastel, Paris, 1981, t. II, p. 104. 11 Pétrarque, Canzoniere. 12 Cette œuvre, restaurée, doit être exposée à partir de la fin de 2005. 13 Paris, musée du Louvre. Secondaire Page 7 sur 17 © Ville de Toulouse, musée des Augustins, document réalisé par le service éducatif, (Céline Roques, 2005). de la Résurrection. Cependant, dès la fin de ce siècle le portrait est peut-être déjà présent : la statue d’Isabelle d’Aragon, épouse de Philippe le Hardi, présente un visage tuméfié ; or la reine était morte en 1271 des suites d’une chute de cheval. Ce détail plaiderait en faveur de la pratique du masque funéraire hérité de l’Antiquité14. Au musée des Augustins l’évêque de Rieux, Jean Tissendier, est représenté en donateur présentant la chapelle funéraire qu’il avait fait construire et en gisant (deuxième moitié du XIVe siècle). S’agit-il seulement de « l’image de l’évêque » ou bien du double portrait de cet autre prélat de la cour pontificale d’Avignon qui a fait figurer de façon insistante ses armes parlantes dans le décor de sa chapelle funéraire ? « Un tombeau est une possession personnelle. Le mécène du XIVe siècle voulut marquer sa sépulture comme il marquait sa chapelle, son armure ou sa demeure d’un signe intelligible d’appropriation. Il souhaitait ainsi prolonger son souvenir… Il exigea des artistes que son effigie portât les traits ressemblants de son visage… Les vivants du XIVe siècle n’étaient plus satisfaits de ces abstractions (les portraits idéalisés). Ils entendaient être reconnus »15. Mais cet acte d’orgueil suscitait encore des critiques. Ainsi, vers 1300, le roi Philippe le Bel reprochait à son vieil adversaire, le pape Boniface VIII d’oser se faire représenter en statue peinte très personnalisée et l’accusait d’idolâtrie. (En 1295, Giotto avait déjà représenté dans une fresque ce pape prenant possession du Latran). Dès la deuxième moitié du XIVe siècle, le portrait s’émancipe, se laïcise, devient un genre autonome. C’est d’abord le portrait royal. Vers 1355 ou 1360, un artiste anonyme représente Jean II le Bon (roi de France de 1350 à 1364) en buste, de profil sur fond neutre16. Le souverain ne porte aucun des insignes royaux (les « regalia ») mais ce profil hiératique, isolé sur un fond d’or, fait référence aux médailles antiques et souligne la majesté du modèle. Cette peinture de chevalet est sous doute le premier véritable portrait avec celui de l’archiduc Rodophe IV de Habsbourg, peint lui aussi vers 1360. L’artiste inconnu l’a également représenté en buste mais dans une position plus novatrice (de trois-quarts). Vers la même époque, sans doute sous l’influence de Pétrarque, l’humaniste Paolo Giovio créait à Padoue un musée privé de quatre cents « portraits » de rois, savants, artistes… Le portrait individualisé n’était donc plus réservé aux princes laïcs ou ecclésiastiques ; dès la fin du XIVe siècle, Peter Parler, l’architecte de la cathédrale Saint-Guy de Prague n’hésitait pas à signer son œuvre par la représentation de son buste dans le sanctuaire, affirmant ainsi sa dignité d’artiste. Après la noblesse de la naissance ou du talent, c’est la riche bourgeoisie marchande qui souhaita se faire représenter. En 1434, Jan van Eyck peignait Les Epoux Arnolfini17 dans un intérieur flamand et introduisait sa propre image dans le reflet d’un miroir circulaire surmonté de l’inscription « Jan van Eyck fut ici 1434 » (« johannes de eyck fuit hic 1434 »). Ce portrait d’un couple avait-il alors valeur d’acte de mariage comme on l’a longtemps pensé ou voulait-il commémorer le souvenir d’une épouse défunte selon une récente interprétation ? Ce tableau fascinant reste très mystérieux.